Traitement ambulatoire de la douleur à domicile
10. décembre 2025
Journal d’anesthésie n° 4 décembre 25
Expérience d’un infirmier indépendant: Traitement ambulatoire de la douleur à domicile
Les douleurs chroniques demeurent souvent insuffisamment traitées en Suisse. Un infirmier indépendant spécialisé dans la prise en charge de la douleur montre comment les soins ambulatoires, les stratégies centrées sur les patient-e-s et les approches multimodales permettent de combler des lacunes dans l’offre de soins et d’améliorer durablement la qualité de vie des personnes concernées. La demande pour des soins infirmiers spécialisés en douleur est considérable.
Auteur: Manuel Suter
La problématique de la douleur revêt depuis de nombreuses années une grande importance en Suisse. En particulier, la douleur chronique occupe une place significative parmi les maladies chroniques. De nombreuses personnes en Suisse – à domicile ou en institution de soins de longue durée – vivent avec des douleurs souvent insuffisamment traitées. Un aspect essentiel, encore d’actualité, est que la douleur demeure fréquemment un sujet tabou. Beaucoup de personnes concernées hésitent à solliciter une aide professionnelle. Dans le cas des douleurs nociplastiques (souvent qualifiées de psychosomatiques), le nombre de cas non déclarés est probablement élevé. Ces douleurs sont parfois minimisées par les médecins, les soignant-e-s ou les proches – ou tues par les patient-e-s par honte ou résignation.
Dès ma formation de base d’infirmier, je me suis passionné pour la thématique de la douleur. Mon parcours professionnel m’a logiquement conduit vers les soins d’anesthésie, où le traitement de la douleur occupe une place centrale. Pendant près de vingt ans, j’ai exercé comme expert diplômé en soins d’anesthésie EPD ES dans différentes unités opératoires.
J’ai ensuite pris la responsabilité infirmière du service de médecine ambulatoire de la douleur à l’Hôpital de l’Île (Inselspital). J’y ai constaté que, si les patient-e-s bénéficiaient en milieu hospitalier de traitements modernes et fondés sur des données probantes, ils et elles se retrouvaient souvent livré-e-s à eux-mêmes après leur sortie, en attendant la prochaine consultation. Par ailleurs, les cliniques de la douleur multimodales en Suisse présentent des délais d’attente de trois à six mois.
Durant cette période, j’ai également accompagné un membre de ma famille souffrant de douleurs chroniques. Les visites à domicile m’ont permis d’apporter un soulagement grâce à des approches non médicamenteuses. J’ai alors pris conscience de l’existence d’une véritable lacune dans l’offre de soins – et du potentiel d’un nouveau modèle de pratique.
Mes recherches ont confirmé que la médecine de la douleur est encore très peu ancrée dans les soins ambulatoires. Seul un petit nombre de soignant-e-s disposent d’une qualification complémentaire en tant que Pain Nurse. L’une des raisons principales est l’absence, dans la LAMal (Loi sur l’assurance-maladie), de numéros de prestation spécifiques pour les Pain Nurses – contrairement à la psychiatrie ou au conseil en puériculture. À mon sens, cette situation doit absolument évoluer.
Après plus de vingt ans à l’hôpital, j’ai décidé de relever le défi du travail indépendant. Mon objectif: créer une structure de type soins à domicile centrée sur les soins de la douleur.
Comme je disposais de peu d’expérience dans les soins ambulatoires classiques, j’ai choisi délibérément la voie de la pratique indépendante.
Le rôle de la Pain Nurse dans les soins ambulatoires
Le passage à l’indépendance n’a pas été simple. Ma formation de Pain Nurse et mon perfectionnement en gestion d’un service hospitalier m’ont toutefois permis de développer un concept structuré pour mon activité. Mon expérience en anesthésie et en coordination opératoire a constitué un atout, notamment pour la planification et l’organisation des visites à domicile. La formation en anesthésie a été particulièrement déterminante: elle m’a permis d’approfondir mes connaissances en physiologie de la douleur. Cette compréhension des mécanismes neurophysiologiques et des influences pharmacologiques me permet aujourd’hui d’accompagner des patient-e-s présentant des syndromes douloureux complexes basés sur des preuves et de leur transmettre des stratégies durables de gestion de la douleur.
Un facteur clé de réussite est le réseau professionnel. J’ai la chance de collaborer avec la Dre Bettina Kleeb, une partenaire précieuse. Ensemble, nous avons pu développer des projets, apprendre l’un-e de l’autre et nous soutenir mutuellement. Depuis peu, nous proposons également dans sa «Praxis für integrative Schmerztherapie» des thérapies à la kétamine, un complément important de la médecine moderne de la douleur, dont nos patient-e-s profitent grandement.
Ma pratique repose sur le modèle biopsychosocial. J’adopte une approche multimodale, en mettant l’accent, lors des visites à domicile, sur les thérapies non médicamenteuses:
- thérapie par la chaleur ou le froid,
- stimulation électrique transcutanée (TENS),
- exercices ciblés.
L’éducation du-de la patient-e est tout aussi essentielle. Une part importante de mon travail consiste à enseigner aux patient-e-s des stratégies d’autogestion de la douleur. L’état psychique des patient-e-s est systématiquement pris en compte.
La collaboration étroite avec les médecin-e-s, physiothérapeutes, psychologues, proches et collaborateur-trice-s des soins à domicile est indispensable. En ce qui concerne les traitements médicamenteux, je travaille en étroite concertation avec les médecins traitant-e-s, formule des recommandations et soutiens l’adaptation thérapeutique.
La transmission des connaissances me tient particulièrement à cœur. Avec la Dre Kleeb, nous avons déjà organisé des formations continues au sein d’organisations de soins àdomicile, qui ont suscité un vif intérêt. Je suis également invité régulièrement à des discussions de cas cliniques, afin de réfléchir collectivement à la prise en charge de situations complexes.
Défis et perspectives
La formation initiale Curacasa enseigne qu’il faut généralement 12 à 18 mois pour s’établir comme infirmier-ère indépendant-e. Mon parcours a été différent: seulement quelques mois après mon lancement en octobre 2024, j’ai dû décréter un arrêt des nouvelles admissions en mars 2025 – la demande était immense.
Cela illustre l’ampleur du besoin en soins ambulatoires spécialisés dans la douleur. J’espère que, dans l’avenir, davantage de Pain Nurses pourront s’établir dans ce domaine.
Un défi majeur demeure celui de la délimitation professionnelle – un enjeu qui ne concerne pas que les Pain Nurses, mais l’ensemble du champ infirmier. Sur le plan personnel, mon équilibre repose sur ma partenaire, notre foyer commun et ma passion pour la musique (je joue de la batterie avec enthousiasme).
Obstacles structurels
Un problème central réside dans le système actuel de facturation. En soins à domicile psychiatriques, il existe la position tarifaire «élaboration et entraînement de stratégies de résolution de problèmes».
Dans les soins somatiques, aucune position équivalente n’existe, alors que l’éducation et l’apprentissage de stratégies de gestion de la douleur sont essentiels pour les personnes souffrant de douleurs chroniques.
Actuellement, ces prestations ne peuvent être facturées que par des infirmier-ère-s ayant travaillé au moins deux ans à 100 % en psychiatrie (critère BEPSY). Il en résulte une lacune dans la prise en charge: les personnes souffrant de douleurs chroniques sans diagnostic psychiatrique ne reçoivent pas ce soutien pourtant essentiel.
Certes, l’éducation peut être facturée dans le cadre du tarif de conseil en soins, mais l’entraînement actif aux stratégies d’adaptation n’est pas reconnu. Dans la pratique, ces interventions sont souvent intégrées par nécessité à des soins plus classiques (par ex. thérapies par enveloppement, contrôle des paramètres vitaux). Cela reste faisable, mais loin d’être optimal, car le temps pour le véritable accompagnement stratégique est limité.
Une communication transparente et étroite avec les caisses-maladie est essentielle pour que les prestations fournies soient effectivement rémunérées.
Accès au soutien financier pour les patient-e-s
L’accès aux prestations de l’Assurance-invalidité (AI) reste difficile pour les personnes souffrant de douleurs chroniques. Les douleurs nociplastiques – sans lésion structurelle identifiable, comme dans la fibromyalgie ou les lombalgies chroniques – ne sont souvent pas reconnues par l’AI.
Dans la pratique, on attend fréquemment que les patient-e-s décompensent psychiquement. Ce n’est qu’à la pose d’un diagnostic psychiatrique additionnel – ou après un recours juridique – que la reconnaissance devient envisageable. Cette approche est peu cohérente et risque d’entraîner, à long terme, des coûts plus élevés que si l’accès aux prestations de l’AI était facilité dès le départ.
Un progrès notable est que la douleur chronique est officiellement reconnue depuis le 1.1.2022 comme maladie indépendante. Néanmoins, la réalité reste difficile: de nombreuses personnes sont incapables de travailler, ou seulement à temps partiel, à cause de leurs douleurs. Il est donc urgent de leur garantir un accès facilité aux soins appropriés et au soutien financier, afin qu’elles puissent retrouver qualité de vie et participation sociale.
Contact
Manuel Suter
Expert diplômé en soins d’anesthésie EPD ES
Infirmier indépendant, spécialisé en traitement de la douleur
manuelsuter@curacasa-hin.ch